« Le Covid-19 nous oblige à une méditation non complaisante sur les socles motivationnels de nos choix économiques et politiques pour aller vers un nouvel ordre mondial plus humaniste », a indiqué professeur Robert Dussey, ministre des affaires étrangères du Togo dans une tribune publiée cette semaine.
Le coronavirus nous rappelle la triste et affligeante expérience humaine des pandémies. La peste d’Athènes, qui a retenu l’attention de Thucydide dans son livre Histoire de la guerre de Péloponnèse, a fait des dizaines de milliers de morts dans la Grèce antique ; la peste Antoine ou peste galénique qui a frappé l’Empire romain sous le règne de Marc Aurèle et de Commode a fait des millions de morts ; la peste de Justinien ; la peste noire, la grande peste de Londres, les grippes espagnole, puis asiatique, de Hong Kong ont encore décimé l’humanité.
Le Covid-19 entraîne, suivant les mots du sociologue allemand Ulrich Beck, un monde du risque. La riposte a mobilisé des moyens humains, logistiques, financiers, économiques et les solidarités nationales. Contre toute attente, l’on assiste au grand retour de l’Etat social avec des gouvernements qui ne manquent pas d’imagination en matière d’innovation sociale et de politiques publiques. La crise sanitaire a encore remis à l’ordre du jour la question du modèle de société. Elle nous oblige à une méditation non complaisante sur les socles motivationnels de nos choix économiques et politiques de développement. C’est une exhortation à aller vers un nouvel ordre mondial plus humaniste.
La force de l’histoire apprend à mieux voir. Friedrich Hegel dans son ouvrage Leçons sur la philosophie de l’histoire estime qu’« on recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. »
Aldous Huxley reprend à son compte le diagnostic hégélien et affirme dans Collected essays que « le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l’histoire est la leçon la plus importante que l’histoire nous enseigne ». Ces diagnostics sévères doivent cependant pousser notre monde à revoir son rapport à l’histoire puisque l’intelligence du passé est indispensable dans l’invention de l’avenir.
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« Les êtres raisonnables sont tous sujets de la loi selon laquelle chacun d’eux ne doit jamais se traiter comme moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi »
Première leçon. Dès l’Antiquité, Protagoras affirmait que l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont et de celles qui ne sont pas. L’homme doit demeurer la fin du développement. L’exhortation socratique « Connais-toi toi-même » gravée au fronton du temple de Delphes reste d’actualité et interpelle chaque personne humaine comme un impératif catégorique. Qui sommes-nous ? « Les êtres raisonnables sont tous sujets de la loi selon laquelle chacun d’eux ne doit jamais se traiter comme moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi », répond Emmanuel Kant. Le philosophe récuse l’aliénation de tout être humain « qui est supérieur à tout prix, « n’admet pas d’équivalent », « qui a une dignité ». Les êtres humains ont une valeur intrinsèque et absolue du seul fait qu’ils sont humains, selon Paul Ricœur. Le monde doit donc apprendre à replacer l’humain au centre de ses préoccupations en gardant constamment à l’esprit la primauté de l’humain sur toute autre considération, qu’elle soit économique, financière, politique ou géopolitique.
Deuxième leçon. Nous devons retenir que l’incertitude liée à l’avenir et au devenir historique des sociétés humaines est plus grande que la certitude liée au présent. En l’espace de quelques mois, notre monde de plus en plus sûr de lui-même, de ses avancées scientifiques et de leurs applications technologiques ainsi que de ses forces agissantes a repris conscience de son étonnante vulnérabilité. Il s’agit d’une vulnérabilité liée non seulement à la fragilité de l’expérience existentielle de l’homme mais aussi à la civilisation moderne aux prémices idéologiques très « discutables ». Nos sociétés, Etats ou continents n’ont pas la même résilience ni les mêmes moyens dans la lutte contre la pandémie.
Troisième leçon. Les inégalités sociales et mondiales constituent des dangers et des défis pour le monde. On peut, en des termes de l’économiste et philosophe Amartya Sen, se poser la question : « Inégalité de quoi ? » Mais ce qui est sûr, c’est que le monde est inégal aussi bien à l’échelle des pays qu’à l’échelle mondiale et il y a ce que Joseph Stiglitz a appelé « le prix de l’inégalité ». Les citoyens et les Etats les moins nantis payent le prix des inégalités. Nous devons travailler à l’atténuation des inégalités à l’échelle du monde. Pour l’atténuation des inégalités à l’échelle des Etats, John Rawls préconise la redistribution des ressources en direction des citoyens les plus défavorisés. Amartya Sen juge utile le renforcement des « capabilités » des agents en mettant, entre autres, l’accent sur l’importance de la santé, de l’éducation et des libertés positives. Les mesures nationales peuvent être soutenues et compléter à l’échelle mondiale par des mesures de politiques globales sous la bannière des Nations unies.
« Notre monde est certainement malade d’une vision non suffisamment sociale, politique et écologique de l’économie »
Quatrième leçon. Les modèles économiques doivent être en cohérence avec les valeurs de la société et du monde que nous voulons habiter. Notre monde est certainement malade d’une vision non suffisamment sociale, politique et écologique de l’économie. En sortant du contrôle social, ce que Karl Polanyi a appelé le « désencastrement » dans son livre de référence La Grande Transformation, l’économie a certes gagné en liberté, mais elle joue moins aujourd’hui son rôle humain. Il nous faut une économie socialement et humainement responsable, ou mieux qui ne voit pas dans la société et le monde de simples instruments à son service. Nous ne pouvons plus continuer de faire la même chose dans un monde que nous voulons durable en regardant les chiffres de la croissance. Nous devons rompre avec une vision consommatrice de la société.
Cinquième leçon. L’homme, le social, l’économique et l’écologique sont intimement liés. Cette vérité est connue de tous et pourtant le monde peine à s’y plier. Si nous ne sortions pas vite de la pandémie la crise économique qu’elle finira par infliger risque de mettre à l’épreuve la riposte contre le mal. Le changement climatique fait peser sur le monde une épée de Damoclès. L’opinion publique est largement convaincue que le Covid-19 est d’origine animale et environnementale. La santé et le climat font partie des premières préoccupations prioritaires de nos sociétés.
Sixième leçon. Nous avons l’obligation de nous réconcilier avec la nature et d’en respecter les grands équilibres. Disons crûment les choses : nous sommes actuellement dans une situation d’inconforts et d’auto-corruption avancée qu’il faut arrêter. L’abîme entre notre planète et l’humanité est saisissant. Nous avons dépassé les limites du raisonnable et il nous faut en toute lucidité changer de cap. Nous n’avons pas de choix à faire entre le suicide collectif et l’urgence de changer de perspectives, entre le biocide et la vie, le naufrage et un changement radical de notre rapport à la planète. Michel Serres dans son livre le Contrat naturel nous a appelés, il n’y a pas trop longtemps, à la pacification de la relation entre l’homme et la planète et à une réconciliation intra-cosmique en complément au contrat social de Jean-Jacques Rousseau qui est un contrat d’homme à homme.
Septième leçon. Les situations d’urgence sanitaire mondiale mettent à rude épreuve le corps médical, la recherche scientifique et pharmaceutique. Elles mettent à l’épreuve les méthodes classiques de validation des recherches dans le domaine médical. La patience scientifique est mise en difficulté dans une situation où il faut agir en urgence pour sauver des vies humaines ou les laisser périr faute de soins. C’est bien le fond de la polémique autour de l’usage de la chloroquine comme remède au coronavirus. Cette polémique resterait une querelle de famille entre chercheurs si nos sociétés n’étaient pas dans une situation d’urgence sanitaire où le temps de l’agir est un paramètre clé.
« L’équilibre du monde peut finir par être mis à l’épreuve par l’expérience tragique que font les populations d’un quelconque coin de la terre »
Huitième leçon. Il est vital pour le monde de renforcer l’éducation humaine dans un contexte de désinformation par les fake news. La désinformation peut déconstruire et paralyser les stratégies nationales de lutte contre la pandémie. En développant chez le citoyen l’esprit critique et de discernement, l’éducation le prépare à s’orienter dans la pensée, le comportement, à résister aux fake news et à assumer les responsabilités de sa génération. Nous devons travailler à renforcer l’éducation éthique de l’humanité, à humaniser davantage l’homme. Notre monde, comme le dit Henri Bergson, a besoin d’un « supplément d’âme » que l’éducation et l’éthique peuvent lui donner. L’exhortation de Silo à « humaniser la terre » reste d’actualité.
Neuvième leçon. L’équilibre du monde peut finir par être mis à l’épreuve par l’expérience tragique que font les populations d’un quelconque coin de la terre. En décembre 2019, le Covid-19 était l’affaire d’une ville chinoise. Il est devenu en l’espace de quelques mois une question mondiale. L’heure est à une prise de conscience cosmopolitique, c’est-à-dire le fait de se sentir appartenir et habiter le même monde. Nous partageons un monde commun et les défis de la société internationale nous concernent tous. « Je suis l’homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », disait le célèbre poète latin Térence dans son livre Le Bourreau de soi-même.
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Dixième leçon. Les risques mondiaux nous obligent au renforcement de la coopération internationale. Devant les risques globaux qui concernent, à des degrés divers tous, nous n’avons le choix que de coopérer. Il ne s’agit pas de sous-estimer l’importance des solutions nationales aux risques globaux, mais ces dernières doivent être soutenues par une coopération internationale autour des intérêts bien compris de l’humanité et de la planète.